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2006-2008 Tu n’écris pas. Pourtant tu amasses depuis quelque temps, comme ça, des sujets ou des idées de roman que tu consignes dans un coin de ton esprit. Parmi ces idées, il y en a une qui te retient et s’installe durablement. Tu as croisé une vieille dame dans les rues du quartier où tu habites. Tu dis vieille, mais tu n’en sais rien. Peut-être n’est-elle pas si vieille que ça après tout, même si elle en a l’air. Quelque chose en elle attire ton regard, qui peut-être croise le sien derrière ses épaisses lunettes. Elle est plutôt grande, sèche, son pas est alerte. Elle porte des baskets — tu t’arrêtes sur ce détail qui te paraît incongru et qui semble fausser son portrait. Tu ignores pourquoi au juste mais tu l’imagines aussitôt sous les traits d’un personnage de roman, un roman vieillot et poussiéreux dont elle chercherait à s’affranchir. Quelques jours plus tard, tu l’aperçois à nouveau dans les rues de ton quartier et depuis, tu as l’impression que tu ne parviens plus à mettre un pied dehors sans qu’elle soit postée là sur ton chemin, à un coin de rue ou sur le trottoir d’en face. Tu te demandes alors où elle court comme ça, à quoi elle occupe ses journées ; tu te dis qu’elle pourrait te suivre, à moins que ce ne soit toi qui sans le savoir lui emboîtes ainsi le pas. Elle est seule, toujours. Tu ne la vois parler à personne, s’arrêter pour personne. C’est étrange. Elle t’intrigue. Tu t’attends maintenant à la voir à tout instant au détour d’une rue ou l’autre sur le circuit que tu empruntes dans les rues de ton quartier et qui vraisemblablement coupe le sien. Tu lui imagines l’ébauche d’un sourire lorsque tu la croises, comme si elle aussi t’avait repéré et te faisait jouer dans son imagination. Il y aurait quelque chose de quasi obsessionnel dans vos interférences. Puis c’est en la voyant, un jour, sortir du cimetière devant lequel tu passes fréquemment, que tu finis par comprendre : c’est là qu’elle se rend, les choses se mettent en place. Sauf qu’entretemps, cette dame que tu n’aborderas pas a cessé d’être une personne de chair et d’os. Tu ne la vois, ne l’as jamais vue que comme un personnage pris au piège des fictions qui depuis quelques jours t’agitent l’intérieur du crâne et dans lesquelles tu lui fais tenir à son insu les premiers rôles. Oui, finis-tu par te dire, il y a chez cette dame, ou sa doublure plutôt que tu projettes — son opacité, son incongruité, son accoutrement, son ubiquité dans les rues du quartier —, l’ébauche d’un personnage et l’idée d’un roman qui lui donnerait corps. Tout ça s’imprime assez machinalement dans ton esprit : tu ne prends aucune note, n’écris pas un mot. Septembre 2008 : tu déménages, quittes le quartier définitivement. Tu ne la reverras plus.

Été 2011
Tu termines l’écriture d’un projet universitaire qui t’a mobilisé pendant un an et demi — un an et demi passé à écrire, à te dépatouiller avec la langue, à mettre en forme tes idées, à inventer des stratégies d’écriture qui puissent ne pas trahir tes intentions ni l’œuvre qui constitue le sujet de ton étude. Tu aimes cette confrontation directe avec la langue, ces moments passés devant ton écran à tenter de formaliser ta pensée.
    Écrire?
Début août, tu es en Bretagne où tu reçois de l’auteur à qui tu consacres ton travail une série de réponses aux dernières questions que tu lui as posées. En prélude à ces réponses, toutefois, une remarque: s’il était en mesure de répondre précisément à toutes tes questions, dit-il, il serait tout bonnement incapable d’écrire et il insiste sur ce point. Autrement dit, les questions que tu lui poses sont bien des questions d’universitaire et n’ont pas grand-chose à voir avec celles que se pose l’écrivain. Sa réponse n’a rien d’hostile, tu le sais, elle exprime seulement l’embarras qu’il éprouve d’avoir à répondre à des questions sans doute trop théoriques, dont la portée échappe dès lors qu’on est confronté comme lui à des considérations pragmatiques. Tu lui réponds sur le ton de la plaisanterie qu’il vient d’anéantir avant même qu’elle n’ait débuté ta carrière d’écrivain.
    Ce vieux fantasme maintenant, auquel tu repenses. Tu en parles à C. lors de vos balades le long de la mer. Tout ça t’amuse un peu mais en même temps te chiffonne. Et puis, ce projet universitaire arrivant à son terme, tu ressens déjà une certaine nostalgie à l’idée que tu n’écriras plus, que ton temps de travail ne sera plus, du moins dans l’immédiat, consacré à l’écriture. C. te demande alors: mais pourquoi tu n’écris pas? Pour toi? Qu’est-ce qui depuis tout ce temps te retient? Commence alors une réflexion nourrie des échanges avec C. qui t’encourage. Tu y réfléchis sérieusement. Pourquoi pas. C’est le moment après tout. Tu sais que si tu ne te lances pas maintenant tu ne le feras jamais. Or tu n’as jamais rien écrit en dehors de tes travaux universitaires. Tu anticipes l’échec. Tu as peur de l’imposture. Tu te vois incarner ce vieux cliché de l’universitaire qui cultive ses secrètes ambitions en se mettant à écrire. Ça t’arrache un sourire. Ton écriture, maintenant que tu y penses, est une écriture de seconde main: tu écris à partir de l’œuvre des autres, que tu analyses, commentes, questionnes — tu y trouves tes points de départ, tes lignes de fuite, la matière même de ton écriture. Que se passera-t-il si tu ôtes tout ça maintenant? Tu ne crois pas être armé d’une imagination débordante, tu crains de ne pouvoir mener tes projets à leur terme, de ne pouvoir dépasser quelques pages avant de t’arrêter net, à court d’idées, d’énergie, de confiance. En même temps, tu sais bien que le meilleur moyen de découvrir de quoi tu es capable, c’est d’essayer — de te lancer comme on saute dans le vide. Tu te rassures en te disant que tout ça n’est peut-être qu’une passade. Qu’au moins tu auras tenté, puis tu n’en parleras plus.

Septembre 2011
Tu t’es lancé. Après en avoir longuement parlé avec C. à qui tu as expliqué ce qui te retenait, la vanité que tu voyais dans cette décision. Mais ce fantasme — plus qu’une ambition — t’habite depuis trop longtemps maintenant pour ne pas passer à l’acte. Tu écriras tôt le matin, pas d’autre choix, t’inventeras un créneau étroit mais régulier. Il te faudra une certaine discipline et t’y plier.
    Parmi les quelques idées que tu as gardées en mémoire, il y en a une qui s’impose. Cette vieille dame aperçue aux abords du cimetière il y a 4 ou 5 ans maintenant. Tu comptes sur elle pour accompagner tes premiers pas. L’enjeu principal, pour toi, c’est d’exercer ton imagination. Le roman sera ce qu’il sera, mais pour qu’il soit il te faut puiser suffisamment de matière. C’est là l’une de tes principales craintes: ne pas parvenir à déplier l’idée de départ. Te révéler à court d’idées. Alors tu te dis que des divers projets que tu pourrais mettre en chantier, celui-ci s’impose: cette vieille dame, tout empêtrée qu’elle est dans son mystère, s’y prête bien — elle s’offre généreusement à l’imaginaire qui n’a qu’à la cueillir. L’enjeu du roman que tu as en tête n’est pas de tisser la vie du personnage, de saturer sa biographie, de meubler ses jours. Ce serait plutôt le contraire, tu as envie de la laisser résonner comme un chœur vide. Tu comptes davantage faire jouer les possibilités entre elles en refusant de choisir parmi les plusieurs pistes qui se dégagent. Le roman — c’est en ça qu’il te paraît idéal pour commencer et apprendre à écrire, à tirer des fils, les emmêler, les croiser, les démêler, les couper net — ne racontera pas une histoire, il ne servira pas une intrigue orientée vers son propre dénouement; il ne fera qu’esquisser tout ça. Plutôt que de remonter une piste en la balisant le plus scrupuleusement qui soit, tu comptes ainsi en ébaucher plusieurs à grands traits. Tu prends ça comme un exercice que tu t’imposes, une leçon à apprendre. Il y a même là quelque chose de rassurant à l’idée de ne pas écrire un roman mais d’en projeter seulement les possibilités.
    Tu as ouvert un fichier sur ton ordinateur. Tu ne sais pas comment t’y prendre, ni par où commencer. Alors, en gras, tu as écrit en haut de la page le mot « Synopsis » avant de dérouler quelques phrases.

30 décembre 2011
Tu t’es confortablement installé dans ta nouvelle routine d’écriture. Le réveil sonne, tu tends le bras pour le faire taire, te lèves aussitôt. Tu descends te préparer ta dose matinale de caféine sans laquelle tu te persuades que tu ne survivrais pas. Tu remontes à pas de loup, dans le noir, l’escalier craque sous ton poids mais tu as découvert où mettre les pieds sur quelles marches pour éviter les bruits les plus lourds. C. et les enfants dorment. Tu t’assois à ton bureau, ton ordinateur ronronne devant toi. Tu ouvres le fichier en cours, relis les quelques phrases ou paragraphes déposés la veille. Tu corriges beaucoup et souvent d’un jour à l’autre. Le texte ne tient pas en place. Tu développes ici, tu supprimes là. Puis tu rallonges le texte, en suis le tracé, surveilles ses écarts, anticipes ses bifurcations, accueilles ses caprices.
    Ça fait quatre mois maintenant que tu jongles entre plusieurs fichiers thématiques. Alors aujourd’hui tu décides de les rassembler en un seul qui fournira l’amorce d’une trame au roman. Tu n’y as jusqu’ici pas songé, ton souci premier étant d’écrire au sens le plus littéral du terme: enchaîner les phrases, choisir les mots, créer de la matière, esquisser une suite possible. C’est ce qui t’a fait opter sur le plan de la méthode pour l’ouverture de plusieurs fichiers: il y en a un pour les interventions du narrateur, un autre pour l’enquête policière, un avec des scènes d’intérieur, des scènes de cimetière, les réveils du personnage… Les fichiers s’étoffent. Il faut alors commencer à penser leur agencement. Tu vas devoir structurer l’ensemble. Ce que tu tentes aujourd’hui en tissant les divers éléments sur lesquels tu travailles depuis plusieurs mois. Il en résulte plusieurs dizaines de pages agencées de façon intuitive. Que tu relis d’un trait. Il y a ici ou là des ouvertures, des greffes envisageables. Tu insères dans le texte quelques commentaires avec les pistes à suivre. Tu sais maintenant que tu iras au bout du projet. Tu ignores encore ce que tu en feras, tu es incapable d’émettre un jugement critique sur ce qui prend forme sous tes yeux. Ce que tu sais en revanche, c’est que tu y prends beaucoup de plaisir. Les deux heures que tu consacres à l’écriture passent vite. Le jour peine à se lever. A. est réveillée, tu l’entends chantonner dans sa chambre. H. ne tardera pas non plus à se manifester. Tu enregistres ton nouveau fichier sous le nom Le cimetière de la dame aux mystères.

Mars 2012
En quelques mois l’écriture est devenue pour toi une sorte d’addiction. Tu ne laisses passer aucune occasion, écris dès que tu peux, de trois à cinq fois par semaine en fonction de ton emploi du temps universitaire. Le matin, toujours. Même créneau. C’est un moment privilégié. Tu es seul face à ton texte. Le jour se languit encore en début d’année. Tu écris dans le noir, ce qui ne plaît pas à C. Puis peu à peu tu vois le jour par la fenêtre prendre de la vigueur, tenter de se lever plus tôt à mesure que tu déposes les mots à l’écran. Il y a toujours l’odeur du café. Le ronronnement de la machine. Le bruit de tes doigts qui s’enfoncent sur les touches du clavier. Ton siège grince dès que tu remues ou étends les jambes. H. dans la chambre juste derrière toi qui parfois se retourne ou se cogne sur l’un des jouets qui l’entourent à la tête de son lit.
    Tu as commis en début d’année quelques infidélités à ta dame. C’est que les idées se précipitent. Tu as commencé à ébaucher un nouveau texte, « Les charognards ». Sorte de journal pseudo-apocalyptique. Tu voulais en faire une nouvelle, as enchaîné plusieurs entrées avant de te rendre compte qu’il allait falloir y consacrer plus de temps; peut-être le prochain roman si tu parviens à terminer celui en cours. Pour lequel tu t’es mis à lire quelques livres en vue de te documenter. Il y en a un sur la naissance du cimetière; un autre sur l’économie de la mort. D’autres encore. Tu prends des notes que tu consignes dans un nouveau fichier. Tu ne sais pas trop à quoi elles vont bien pouvoir te servir, ces notes. Sans doute ces lectures te donnent-elles bonne conscience, l’impression de faire les choses comme il faut. Cependant tu découvres dans le même temps que ce rapport à la documentation ne va pas de soi en ce qui te concerne. Le projet d’écriture dans lequel tu es bien engagé maintenant suit vraisemblablement d’autres biais. La caution documentaire ne te paraît pas nécessaire: le rapport au réel, son décalque minutieux, la précision topologique, thématique, lexicale, ce n’est pas ça qui nourrit principalement ton écriture. Peu importe. Tu as longuement hésité mais au gré d’un retour dans ton ancien quartier, au mois de mars, tu décides malgré tout de t’aventurer dans le cimetière qui, dans ton imagination, a servi de point de départ au projet. Peut-être y retrouveras-tu cette vieille dame? Tu te promènes dans les allées, prends quelques photos discrètement, notes sur ton téléphone les quelques idées que l’agencement du lieu t’inspire. Là non plus il ne s’agit pas de travailler à la précision de ton écriture; le cimetière qui sert de cadre au roman, tu ne le décriras pas, pas vraiment — tu y cherches davantage une ambiance, des impressions, des coïncidences. De la matière, des idées, des images — qu’il ne s’agira pas de reproduire scrupuleusement. Juste des points de départ, des amorces à l’écriture. Des accidents. Évidemment tu y vois aussi une forme d’indécence, te pavaner là au milieu de la mort, un appareil photo et un téléphone en mains. Tu baisses les yeux.
    En sortant du cimetière, une dame est assise sur un banc, en grande conversation avec un homme et une femme. Tu t’attardes, traînes par là un regard oblique. Oui, malgré son air enjoué, tu crois bien que c’est elle.


Fin 2012-Début 2013
Ça fait un an et demi que tu creuses ce cimetière, que tu tentes tant bien que mal de l’agencer, d’en dessiner les allées, de l’habiter de restes d’intrigues. Tu rouvres à l’occasion le synopsis que tu avais esquissé, te replonges dans ce qui a servi jusqu’ici de ligne directrice au roman. Qui s’étoffe, dont les embranchements se multiplient. Tu pensais qu’il te faciliterait la tâche, que parce qu’il visait en partie à déconstruire le récit, c’était un point de départ idéal, l’occasion d’apprendre à moindres frais. Tu commences à entrevoir ton erreur. Tu avances pourtant, le doute au bout des doigts. Tu essaies de clarifier cette nébuleuse, de la recentrer, de la faire tenir. Tu te rends compte, lorsque tu tentes de décrire ta démarche aux rares personnes à qui tu en parles, que les choses ne sont pas simples. Tu te lances dans des explications dont tu ne parviens pas à t’extraire. Tu bégayes, cherches tes mots, bafouilles. Rien n’est clair, ni dans ta bouche, ni dans ton esprit. Il t’est impossible d’exposer de façon limpide les tenants et aboutissants du roman. Que tu décides d’arrêter début mars. La fin est abrupte, tu ne l’as pas vue venir. Un mouvement, un élan qui s’épuise. Le texte comporte alors 58.000 mots à peu près, se structure tant bien que mal autour d’« ébauches » biographiques que la voix narrative ensuite « débauche » à tout va. Voilà comment fonctionnerait le roman, comme une esquisse ou un brouillon, un travail préliminaire en vue d’un roman fictif qui ne s’écrirait pas. Tu t’es mis en scène à l’intérieur du texte, face à tes doutes, tes scrupules, tes réticences; tu comptes sur une bonne part d’autodérision et d’ironie mais quelque chose te chiffonne — l’outrance, peut-être, des intrusions narratives; cette incapacité à dire en deux mots en quoi le roman consiste; l’apparente facilité et la rapidité avec lesquelles tu l’as terminé. Tu maintiens ce titre, pour l’heure, Le cimetière de la dame aux mystères. Et te voilà avec un roman sur les bras, dont tu ne sais que faire.


30 mars - 1er juin 2013 Tu es bien incapable de reconnaître les mérites et les défauts de ton texte, que tu relis, retouches ici ou là à la marge. Tu as contacté quelques amis dont tu sais pouvoir compter sur la franchise et dont le goût littéraire te paraît sûr. Tu te fieras à eux, ils te diront ce qu’ils en pensent. En fonction de ça, tu aviseras. Ils acceptent généreusement de te relire. Le temps est long. Tu penses à ton texte, à ta dame, déjà les remords que tu noies en ébauchant d’autres projets. Tu passes quelques jours en Gironde où tu prends quelques notes en vue d’un prochain roman. C’est là que tu reçois le premier retour, celui d’A. Tu es un peu fébrile au moment d’ouvrir son message. Que tu lis vite. Sa lecture est minutieuse et constructive, comme à chaque fois. Tu n’en attendais pas autant. Elle te rassure. Déjà tu prends de nouvelles notes, copies quelques citations extraites de tes lectures en cours que tu enterreras dans ton texte lorsque tu le reprendras d’ici quelques semaines. 10 jours plus tard, le 10 avril, c’est au tour d’A.-L. de te contacter pour te faire part de sa réaction. Tu reçois un SMS assez tôt le matin. Tu es dans le train, tu te rends à l’université. La journée commence bien, ce que tu te dis en prenant connaissance de son message. Tu la verras quelques jours plus tard, vous en parlerez de vive voix. Son enthousiasme est sincère, tu n’en doutais pas: elle t’encourage à envoyer le texte à des éditeurs. Elle te suggère deux-trois contacts qui pourraient être intéressés. Tu te rends compte que tu ne connais rien à l’édition française, hormis quelques grands noms. Tu hésites. Prends peur, anticipes l’échec. Devines que la période qui commence sera longue, pleine d’attentes et d’espoirs frustrés. Le 1er juin, tu reçois dans l’après-midi un mail très détaillé de B. Il t’a appelé jeudi pour te dire qu’il avait aimé ton texte à son tour. Tu es flatté, reprends confiance. Mais ces retours positifs t’effraient aussi. La déception risque d’être plus grande encore. Tu as commencé les envois du manuscrit. Tu ignores s’il trouvera preneur. Ça t’angoisse un peu, toute cette attente, et l’incertitude qui l’accompagne. Tu ne t’acharneras pas, ton côté fataliste, et te fais peu d’illusions. Si le roman doit être publié, il le sera un jour. Sinon —. Mais tu envisages déjà la suite, projettes d’autres romans, repenses à l’ébauche entamée en début d’année. Publié ou pas, tu continueras d’écrire. C’est pour soi qu’on écrit, pas pour les autres.

28 juin - 24 juillet 2013 Le premier refus, attendu, t’est signifié le 28 juin par une lettre-type en provenance d’une grande maison d’édition. Tu ne t’en offusques pas, tu sais bien que les manuscrits reçus sont nombreux et qu’il est humainement impossible de faire un retour détaillé et personnalisé sur chacun d’entre eux. Le bal est ouvert: les refus s’enchaîneront. On te propose d’envoyer des timbres-poste pour récupérer ton manuscrit ou de passer directement le retirer à la maison d’édition. L’année universitaire se termine, tu vas rarement à Paris ces jours-ci. Tant pis. Cette version-là du texte est déjà périmée de toute façon. Tu as commencé à y apporter des corrections, pour le moment pas trop invasives, mais quelque chose te dérange, doutes, scrupules, repentirs. Tu reçois, en un mois, cinq lettres de refus. La dernière date du 24 juillet et est plus circonstanciée que les autres :

« Votre écriture est maîtrisée, saisissante par moments, et presque poétique. Néanmoins, il nous a semblé que     cette maîtrise devenait un obstacle à la narration de votre roman: vos personnages ne sont guère habités, et nous peinons à entrer en contact avec cette femme dont la vie dépend de ses allées et venues dans le cimetière. Cela tient peut-être aussi à votre projet lui-même, qui impose une permanente remise en question de l’histoire en train de s’écrire. Les incursions du personnage-narrateur brouillent à dessein les pistes d’un drame dont on a du mal à percevoir clairement les enjeux. »  

Ces quelques lignes te touchent. Tu les relis plusieurs fois. Y vois malgré le refus qu’elles signifient un encouragement. Elles te font prendre conscience que les réticences que tu pouvais avoir quant à l’agencement du texte étaient fondées. Que le texte ne plaise pas, qu’il ne convainque pas, qu’il ne corresponde pas à une ligne éditoriale, qu’il soit jugé mauvais même — tout ça t’importe peu. Ce qui compte à tes yeux c’est avant tout que le roman soit conforme à l’idée que tu en avais projetée. Qu’il réponde point par point aux exigences que tu t’es imposées. Or depuis le début, ce sont ces « incursions du personnage-narrateur » qui te gênent, tu en prends maintenant toute la mesure; elles te gênent car elles sont outrancières et en l’état tu ne les assumes pas, tu n’assumes pas la veine postmoderne qui, pour caricaturale qu’elle soit, ne l’est sans doute pas assez. Là était sans doute l’écueil que tu n’as pas su éviter. Prendre la distance suffisante et nécessaire sur une forme d’écriture — à laquelle tu voulais en partie rendre hommage — déjà définie par la distance et le recul ironiques. Il te fallait ironiser l’ironie, en quelque sorte, trouver une forme d’ironie au carré. Ce que tu n’as pas su faire. Que le personnage ne soit vu que comme une ébauche, oui, tant pis, ça tu l’assumes, tu ne le voulais pas autrement. Et si le reste du projet consistait bien à enrayer l’élan narratif, tu te rends compte avec ces quelques semaines de recul maintenant que celui-ci, cet élan narratif, devait prendre, être amorcé malgré tout pour mieux faire sentir le patinement. Tu reprends espoir et confiance. Paradoxalement. Tu y réfléchis quelques jours, en parles à C. et décides de reprendre le manuscrit en profondeur. Le narrateur intrusif sera inhumé dans les profondeurs du texte. Il faut repenser toute la structure et les enchaînements. Tu fermes ton cimetière pour travaux.


Juillet - septembre 2013
Tu démontes le texte, le mets en pièces. Fragment par fragment, tu le recomposes maintenant. Ton narrateur est mort et enterré, les « ébauches » sont dissoutes et disséminées aux quatre coins du roman. Tu retouches à l’identité de certains personnages. Le nouvel agencement qui prend forme te convient mieux, défini maintenant par un va et vient narratif permanent. L’écriture se fait cyclique, repasse par les mêmes points en tâchant de les emporter, de les déplacer imperceptiblement. L’élan narratif, quoiqu’en trompe-l’œil et en permanence court-circuité, te paraît plus dynamique. Pour autant les choses ne sont toujours pas plus limpides dans ton esprit. Tu finis par t’en accommoder, te dis que c’est sans doute mieux ainsi, le signe que travaille au cœur même de l’écriture une force qui lui est propre, proche de l’intuition qu’illusoirement tu voulais privilégier au moment où, il y a deux ans, tu te mettais à écrire. Tu essuies dans le même temps d’autres refus et regrettes d’avoir envoyé le manuscrit si vite, de ne pas avoir su déchiffrer plus tôt tes réticences. Erreur de débutant, te dis-tu. On ne t’y prendra plus. Ton cimetière fait peau neuve; tu lui trouves un nouveau titre. Ritournelle du cimetière. Tu le relis une dernière fois fin août. Sans doute y retoucheras-tu encore, mais tu es sûr d’une chose: cette version, tu l’assumes davantage. Sa forme est définitive. Tu ne reviendras pas sur tes partis pris.


21 novembre 2013
Ton manuscrit continue de circuler chez quelques éditeurs. Pour certains, les réponses ne tardent pas à arriver. Négatives, toutes. Mais parfois un mot les accompagne pour vanter la maîtrise de l’écriture et témoigner l’intérêt procuré à la lecture. Cette histoire de « maîtrise » t’étonne un peu, toi qui as encore un mal de chien à comprendre ce que tu as tenté de faire au juste avec ce texte. Mais tu as fixé ton attention sur Quidam. Avec qui tu as échangé plusieurs messages depuis la mi-septembre. Le manuscrit est en lecture depuis plusieurs semaines maintenant; faut-il voir un signe positif ou négatif dans cette absence de retour? Tu renvoies un message pour t’enquérir du statut de ton manuscrit. Tu espères ne pas brusquer les choses. L’éditeur t’appelle dans la soirée. Il est embêté. Commence par te dire qu’il a aimé ton texte, qu’en temps normal il serait prêt à le publier dans la foulée. La conversation dure une dizaine de minutes. Il te pose des questions. T’explique sa situation et les raisons pour lesquelles, malgré son désir, il ne peut pour l’instant s’engager fermement. Il comprendrait que tu veuilles passer ton chemin, ne veut ni ne peut te retenir. Tu aimes sa franchise; es flatté par la lecture qu’il a faite du manuscrit, qu’il parvient à te montrer sous un jour différent. Tu raccroches le téléphone. Ne sais trop quoi en penser, partagé entre le soulagement et la joie de savoir que ce texte, malgré ses défauts, malgré ses partis pris, puisse plaire et rencontrer un lectorat, et l’incertitude quant à son sort, lié aux aléas de l’édition. Il te faudra prendre ton mal en patience. Les choses devraient se décanter dans l’année qui suit. Ça te paraît si loin, tu n’oses te réjouir. Le texte lui-même, déjà, maintenant que tu as l’esprit entièrement bouffé par tes charognards, te semble logé dans une poche de temps qui se referme et s’éloigne. Rien n’est fait. Pour l’heure, tu décides de laisser ta Ritournelle à son propre destin.


16 avril - 30 mai 2014
Tu viens d’achever le premier jet d’un texte intitulé Les charognards. Tu décides de laisser le texte reposer, de ne pas précipiter les choses. Tu as encore en mémoire l’épisode du Cimetière de la dame aux mystères, envoyé trop tôt aux éditeurs dans une forme que tu maîtrisais mal. Tu sollicites à nouveau l’avis d’A., toujours sûr et précieux. Tu as déjà cerné certains éléments problématiques sur lesquels tu souhaiterais revenir. En attendant, tu rouvres ton cimetière, dans lequel tu n’as pas mis les pieds depuis de longs mois maintenant. De quoi le voir d’un œil différent. Tu sais ce que tu veux: alléger l’écriture, vérifier les enchaînements, ne pas t’encombrer de passages inutiles. Resserrer les choses autour de ton gendarme, clarifier certains enjeux. Tu écris maintenant depuis bientôt trois ans. De façon régulière. Ne t’octroies que quelques jours de repos. Tu as remarqué une chose — tu as beaucoup de mal à retrancher et à élaguer. Ce qui t’agace. Tu te dis qu’il faudrait que tu aies un regard plus acéré sur ce que tu écris, que tu sois capable de reconnaître ce qui est « bon » de ce qui l’est moins. Mais non. Les choses ne se passent pas comme ça. Tu essaies de comprendre pourquoi. Tu te dis que ça a peut-être à voir avec le fait que tu écris peu mais récris beaucoup. La phrase en gestation, tu reviens dessus, déplaces ton curseur en permanence, la rembobines en cours de phrasé, la rejoues, modifies un accent ici, en déplaces un autre là. Tu commences à douter de la spontanéité de ton écriture. De sorte qu’une fois composé, un paragraphe a déjà subi mille retouches. Chaque nouvelle relecture procède de la même manière: si la structure du texte évolue peu — tu as néanmoins réagencé l’ouverture —, de nombreuses micro-retouches sont déposées à sa surface. Tu t’es difficilement résolu à retirer certains passages, dont un assez long qui pourrait devenir une nouvelle autonome. Les autres chutes seront perdues. Sur les conseils de P. A., avec qui tu es resté en contact mais que tu n’oses encore appeler « ton éditeur », tu modifies le titre. Tu en as envisagé plusieurs; tu retiens À tous les airs, emprunté à Rimbaud.

4 juillet - 17 octobre 2014
Tu as rencontré P. A. début juillet. Vous vous êtes vus pour évoquer la publication du roman. Les choses commencent à se dessiner: il pourrait voir le jour en septembre 2015 ou janvier 2016. Ça te paraît encore loin. Tu en as profité pour lui laisser un exemplaire de tes Charognards, dont tu viens de terminer la récriture, ainsi que la dernière version reliftée de ta dame du cimetière. Aujourd’hui il t’appelle. Il a fini la lecture des Charognards et te propose de le publier en septembre 2015. Ta dame devra patienter. Tu hésites; ce n’est pas la façon dont tu avais vu les choses mais son enthousiasme te flatte à nouveau. Et puis ces questions ne sont pas les tiennes — tu lui fais confiance, te ranges à sa décision, te dis que ce sera l’occasion de retoucher encore au texte, de prendre le temps de régler sa mécanique. Tu ne toucheras plus aux Charognards avant le travail d’édition pour le livre qui devrait débuter aux alentours de janvier-février 2015. Le troisième roman prend forme dans un coin de ton esprit. Tu rouvres les notes que tu avais prises, l’ébauche que tu avais commencée. Entre-temps, tu re-traverses ton cimetière, aménages, nettoies, polis quelques détails ici ou là.

13 avril - 22 mai 2017
Tu viens d’achever le roman #3, commencé il y a presque trois ans. À quasiment chaque pallier de son écriture, tu l’as laissé reposer pour rouvrir les grilles de ton cimetière. Chaque fois la même rengaine: tu retires ici, tu rajoutes là; retouches, retranches; ratures, remplaces. Tu pourrais faire ça des années encore. Les versions se sont succédé: 30 juin 2014, 5 septembre 2015, 2 décembre 2015, 15 mars 2016, 26 octobre 2016… Son sort reste indécis pour l’heure. Depuis la décision de publier Charøgnards, on visait 2017. Il a récemment été question aussi que la publication soit repoussée à 2018. Plusieurs fois t’est venue l’idée de refuser la publication du roman. Ce qui est bête. Tu y as consacré tellement de temps et d’énergie. C’est juste qu’à tes yeux le texte ne vaut que dans le parcours d’écriture qu’il permet de baliser. Ce qui fait aussi que tu te sens loin de ce texte maintenant, malgré les incessantes immersions. Ce roman, qu’il soit ou non publié, existe bel et bien pour toi; il aura rendu des choses possibles, tracé des lignes de fuite, infléchi tes trajectoires d’écriture. C’est de lui, depuis son cœur, qu’est né Charøgnards. Sa valeur, comme celle de tout texte, de toute œuvre, ne se situerait pour toi que là, dans ce marquage temporel, dans les jalons plantés. Or plus il tarde à paraître, plus sa réception risquera d’être truquée, en quelque sorte, le regard porté sur lui comme à la mauvaise distance. Tu en parles avec P. Qui prend la décision de le publier à l’automne, en octobre. Tu as quelques jours pour préparer sa sortie. Les choses d’un coup se précipitent. Tu te replonges une dernière fois dans le roman, du 12 au 22 mai, te disant que toute correction apportée maintenant te fera gagner du temps lors de la relecture des épreuves: tu iras vite alors, ne procéderas qu’au nettoyage du texte, traqueras les dernières coquilles, élimineras les dernières scories. Tu as activé le suivi des modifications par curiosité. Tu effectues 831 retouches, procèdes à 450 insertions, 361 suppressions. Tu y vois quelque chose de maladif. Ces modifications, toujours superficielles — car depuis la version de septembre 2013 tu as choisi de rester fidèle à la forme arrêtée, aux partis pris esthétiques, à l’ambiance générale du texte —, tu pourrais en apporter autant à chaque fois que tu rouvres ton fichier; il ne tient pas en place ou tu t’acharnes. Ça t’avait déjà marqué à l’époque où tu terminais la relecture des épreuves avant l’impression de Charøgnards; cette frénésie de dernière minute, ces signes de fébrilité, cette réticence sans doute à laisser le texte s’éloigner définitivement.
    Tu vois s’agiter sous tes yeux cette dame d’un autre âge, tu es témoin, mi-amusé, mi-anxieux, des derniers soubresauts d’un texte entamé il y a six ans, ayant subi mille métamorphoses et préservé ses mystères, sur le point enfin de trouver paix et repos sous sa couverture. P. te l’a envoyée il y a quelques jours; elle est belle dans sa robe de velours.